Emprunts sino-vietnamiens :
aspects historiques et linguistiques
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Les emprunts sino-vietnamiens constituent l’un des exemples les plus significatifs de contact linguistique dans l’histoire de l’Asie du Sud-Est. Ces éléments lexicaux constituent environ un tiers du vocabulaire vietnamien moderne et peuvent atteindre 60 % du vocabulaire technique. L’influence du chinois sur le vietnamien s’étend sur plus de deux millénaires, formant un système unique de correspondances phonétiques et d’adaptations sémantiques.
La langue vietnamienne appartient à la famille austro-asiatique, plus précisément à la branche môn-khmère, mais le contact prolongé avec le chinois a considérablement modifié sa structure phonologique et lexicale. Les linguistes modernes distinguent plusieurs strates d’emprunts chinois, chacune reflétant certaines périodes historiques de contact entre les deux cultures.

Périodes historiques d’influence chinoise
Période de contact précoce
Les premiers emprunts chinois au vietnamien remontent à la dynastie Han, lorsque les troupes chinoises conquirent l’État du Nam Viêt en 111 av. J.-C. Cette période fut marquée par l’établissement du système administratif chinois dans ce qui est aujourd’hui le nord du Vietnam. Les premiers emprunts portaient principalement sur la terminologie administrative et militaire nécessaire au fonctionnement du nouveau système de gouvernance.
Les anciens mots sino-vietnamiens de cette période ont subi une adaptation phonétique importante et sont perçus par les locuteurs modernes comme du vietnamien natif. Parmi ces emprunts anciens, on peut citer les mots mũi (odeur) du chinois 味, vốn (capital) de 本 et việc (travail, affaires) de 役. Ces lexèmes témoignent d’une profonde intégration au système linguistique vietnamien.
Les vestiges archéologiques confirment l’intensité des échanges culturels durant cette période. Les fonctionnaires et les colons chinois apportèrent avec eux non seulement des pratiques administratives, mais aussi des innovations technologiques, qui se reflétaient dans les emprunts lexicaux correspondants. Le processus de contact linguistique fut aggravé par la politique des autorités chinoises visant à diffuser l’écriture chinoise et le système éducatif.
Formation du système de lectures sino-vietnamiennes
La strate d’emprunts la plus importante s’est formée sous la dynastie Tang (618-907 apr. J.-C.). C’est à cette époque qu’un système systématique de lectures sino-vietnamiennes a été créé, basé sur la prononciation du chinois moyen tardif. Les érudits vietnamiens ont développé des correspondances phonétiques cohérentes pour la transmission des sons chinois au moyen du système phonologique vietnamien.
Le système de lecture sino-vietnamien comprend environ 3 000 morphèmes monosyllabiques qui servent de base à la formation des mots composés. Ce système a permis aux érudits vietnamiens de lire des textes chinois en utilisant des prononciations adaptées tout en préservant le contenu sémantique de l’original. Le processus de systématisation des lectures a été associé à la diffusion de dictionnaires de rimes chinoises tels que le Qieyun.
La période Tang est marquée non seulement par une augmentation quantitative des emprunts, mais aussi par leur diversification qualitative. Le vocabulaire chinois s’est infiltré dans les sphères de la religion bouddhiste, de l’éducation confucéenne, de la littérature et de l’art. Les monastères bouddhistes ont servi de centres de diffusion de la culture et de la langue chinoises. Le système éducatif confucéen exigeait la connaissance des textes classiques chinois.
Périodes tardives d’emprunt
Après son indépendance en 939, le Vietnam continua d’utiliser le chinois comme moyen de communication officielle et d’activité académique. La dynastie Song (960-1279) se caractérisa par d’intenses emprunts littéraires. Les érudits vietnamiens étudièrent activement la poésie, la philosophie et l’historiographie chinoises, ce qui permit l’introduction d’un vocabulaire pertinent.
La brève période de domination chinoise sous la dynastie Ming (1407-1428) a apporté une nouvelle vague d’emprunts, bien que moins importants en volume. Ces derniers ont souvent coexisté avec des variétés déjà établies, créant des doublets lexicaux aux nuances stylistiques différentes. La colonisation française des XIXe et XXe siècles a mis fin à l’usage officiel du chinois, mais le vocabulaire sino-vietnamien a conservé son importance.
Caractéristiques linguistiques des emprunts
Caractéristiques phonologiques
Les emprunts sino-vietnamiens illustrent un système complexe de correspondances phonétiques entre le chinois moyen et le vietnamien. Le système à quatre tons du chinois moyen ) ping , shang , qu , ru ) a été adapté au système à six tons du vietnamien. Les tons vietnamiens ngang et huyen correspondent au pingshen chinois, les tons shak et nang au rushen chinois, et les tons hui et nga au qushen chinois.
Le système consonantique a subi des changements importants au cours de l’adaptation. Les initiales chinoises complexes ont été simplifiées pour s’adapter aux contraintes phonotactiques du vietnamien. Les consonnes finales ont également subi des modifications : les consonnes chinoises -p , -t et -k ont été conservées en vietnamien, mais les consonnes -m , -n et -ng ont acquis des variantes supplémentaires. Ces adaptations phonologiques reflètent un processus actif d’intégration du vocabulaire emprunté à la structure de la langue hôte.
Les correspondances tonales entre le chinois et le vietnamien constituent un outil précieux pour la phonologie historique. Les premiers emprunts sino-vietnamiens présentent parfois des schémas tonaux inattendus, témoignant de leur ancienneté et de périodes d’emprunt différentes. Les linguistes utilisent ces données pour reconstituer les étapes antérieures du développement des deux langues.
Aspects morphologiques et syntaxiques
Les morphèmes sino-vietnamiens se caractérisent par une structure monosyllabique, conforme aux caractéristiques typologiques de la langue chinoise. Cependant, lors de la formation des mots, ils sont soumis aux règles syntaxiques vietnamiennes. Le vietnamien utilise l’ordre « attribut – déterminé », tandis que le chinois privilégie l’ordre inverse. Cette différence crée des cas intéressants d’adaptation de termes complexes.
Certains composés sino-vietnamiens présentent les deux ordres possibles de composants. Par exemple, le terme « Asie » peut être exprimé par á châu ou châu á , le premier suivant le modèle syntaxique vietnamien et le second le modèle syntaxique chinois. Cette variabilité reflète la concurrence entre la structure chinoise originale et l’adaptation à la grammaire vietnamienne.
Le processus de grammaticalisation a affecté de nombreux lexèmes sino-vietnamiens. Les mots, initialement empruntés comme unités lexicales à part entière, ont progressivement acquis des fonctions grammaticales. Ce processus est particulièrement visible dans le développement des mots fonctionnels, des particules modales et des marqueurs d’aspect. Le prestige du vocabulaire sino-vietnamien a contribué à sa grammaticalisation.
Transformations sémantiques
L’adaptation sémantique des mots empruntés au chinois en vietnamien témoigne de processus complexes de réinterprétation et de spécialisation du sens. De nombreux mots sino-vietnamiens ont acquis des significations différentes de leur sens chinois d’origine. Par exemple, le mot chinois 困难 (difficulté) correspond au vietnamien khốn nạn , qui a acquis le sens de «malédiction» ou de «trouble». Ces changements sémantiques reflètent l’adaptation culturelle du vocabulaire emprunté.
La différenciation stylistique entre synonymes sino-vietnamiens et vietnamiens natifs crée un riche système de variantes lexicales. Les termes sino-vietnamiens sont souvent perçus comme plus formels ou savants. Des paires telles que trường thọ / sống lâu (vivre longtemps) ou phụ nữ / đàn bà (femme formelle/familier) illustrent cette spécialisation stylistique.
Le processus d’emprunt sémantique ne se limitait pas au simple transfert de sens. Les locuteurs vietnamiens ont créé de nouveaux composés utilisant des morphèmes chinois pour exprimer des concepts qui n’existaient pas en chinois. Des termes tels que linh mục (prêtre) de 靈 (âme) et 牧 (berger) ou giả kim thuật (alchimie) de 假金術 (art du métal contrefait) sont des innovations vietnamiennes.
Sphères sémantiques des emprunts
Vocabulaire administratif et juridique
Le domaine de l’administration publique et du droit concentre la plus grande concentration d’emprunts sino-vietnamiens. Cela s’explique par la longue période de contrôle administratif chinois et l’emprunt ultérieur au modèle d’État chinois. Les termes fondamentaux de la structure étatique, tels que chính phủ (gouvernement), quan lý (gestion) et luật pháp (droit), trouvent leur origine dans les sources chinoises.

Le système de terminologie administrative sino-vietnamien reflète la structure hiérarchique de l’État chinois traditionnel. Les noms des postes, des unités administratives et des procédures administratives ont été adoptés, de même que les institutions correspondantes. Même après l’indépendance, les dirigeants vietnamiens ont continué d’utiliser le vocabulaire administratif chinois. Le système d’examen confucéen pour les fonctionnaires exigeait la connaissance de la terminologie chinoise.
Le domaine juridique témoigne également d’une influence chinoise significative. Les concepts juridiques fondamentaux, les procédures juridiques et les catégories de droit sont principalement exprimés en termes sino-vietnamiens. Cette influence a persisté même pendant la période de colonisation française, lorsque les concepts juridiques européens ont été introduits. Le droit vietnamien moderne combine la terminologie chinoise avec des concepts occidentaux adaptés.
Terminologie religieuse et philosophique
Le vocabulaire bouddhiste constitue une part importante des emprunts sino-vietnamiens. La diffusion du bouddhisme depuis la Chine a apporté avec elle une terminologie religieuse abondante. Les principaux concepts de la doctrine bouddhiste, les noms des rituels et des institutions monastiques sont exprimés en termes sino-vietnamiens. Des mots comme Phật giáo (bouddhisme), chùa (temple) et thiền (méditation) font désormais partie intégrante du vocabulaire religieux vietnamien.
La philosophie et l’éthique confucéennes ont également profondément marqué le vocabulaire vietnamien. Les concepts confucéens fondamentaux de moralité, d’ordre social et d’éducation ont été adoptés, ainsi que leurs termes correspondants. Les concepts de đạo đức (moralité), nhân nghĩa (humanité et justice) et hiếu thảo (piété filiale) constituent la base du système éthique traditionnel vietnamien.
Bien que moins répandue, la terminologie taoïste est également présente en vietnamien. Les concepts philosophiques, les pratiques d’auto-amélioration et les idées cosmologiques taoïstes sont exprimés en termes sino-vietnamiens. La combinaison syncrétique des trois enseignements chinois dans la culture vietnamienne a conduit à l’interpénétration des systèmes terminologiques respectifs.
Domaines éducatifs et littéraires
Le système éducatif confucéen a eu une influence fondamentale sur la formation du vocabulaire pédagogique vietnamien. Les concepts fondamentaux de l’éducation, des méthodes d’enseignement et des diplômes universitaires sont exprimés principalement en termes sino-vietnamiens. Les mots giáo dục (éducation), học sinh (élève) et giáo viên (enseignant) reflètent la tradition pédagogique chinoise.
La littérature traditionnelle vietnamienne s’est développée sous la forte influence des formes et genres littéraires chinois. La terminologie poétique, les noms des genres littéraires et les concepts critiques s’inspirent largement des modèles chinois. Les formes classiques de la poésie vietnamienne, comme le thất ngôn (vers de sept syllabes) ou le ngũ ngôn (vers de cinq syllabes), utilisent le système terminologique chinois.
Jusqu’au XXe siècle, la culture écrite du Vietnam reposait sur le système hiéroglyphique chinois. L’utilisation du chữ Hán (hiéroglyphes chinois) et du chữ Nôm (système hiéroglyphique adapté à la langue vietnamienne) a contribué à la préservation du vocabulaire sino-vietnamien dans les textes écrits. Le passage à l’alphabet latin au XXe siècle n’a pas éliminé les emprunts sino-vietnamiens, mais a modifié les méthodes de leur transmission graphique.
Terminologie scientifique et technique
La terminologie scientifique vietnamienne moderne fait largement appel aux morphèmes sino-vietnamiens pour créer de nouveaux concepts. Des termes scientifiques de base tels que khoa học (science), kỹ thuật (technologie) et nghiên cứu (recherche) s’appuient sur des bases chinoises. Ce principe de formation des mots permet de créer des équivalents exacts des termes scientifiques internationaux.
La terminologie médicale combine des concepts médicaux traditionnels chinois et des termes scientifiques modernes. La médecine traditionnelle vietnamienne, fondée sur les principes chinois, utilise le vocabulaire sino-vietnamien pour décrire l’anatomie, les maladies et les traitements. La médecine occidentale moderne s’adapte à cette base terminologique en créant de nouveaux mots composés.
Le vocabulaire technique de divers domaines de l’ingénierie, de l’informatique et de l’industrie utilise activement des éléments sino-vietnamiens. La productivité de ces morphèmes dans la création de mots modernes témoigne de leur intégration dans le système linguistique actuel. La capacité des éléments sino-vietnamiens à se combiner avec des emprunts à d’autres langues crée un système terminologique flexible.
État actuel et fonctions
Aspects sociolinguistiques
Les emprunts sino-vietnamiens occupent une place particulière dans la structure sociolinguistique de la langue vietnamienne moderne. Ils sont associés aux registres formels du discours, à l’éducation et au prestige culturel. Dans les documents officiels, les textes scientifiques et les médias, la part du vocabulaire sino-vietnamien dépasse largement sa représentation dans le langage courant.
Le système éducatif vietnamien est confronté au défi d’apprendre aux élèves à utiliser correctement le vocabulaire chinois-vietnamien. Nombre d’entre eux ont des difficultés à reconnaître et à utiliser activement ces mots. Les recherches montrent que la capacité des élèves à enrichir leur vocabulaire chinois-vietnamien reste limitée, ce qui constitue un défi pour la préservation du patrimoine culturel.
Les différences régionales dans l’utilisation du vocabulaire sino-vietnamien reflètent les caractéristiques historiques des contacts linguistiques. Les dialectes du nord, soumis à l’influence chinoise depuis plus longtemps, conservent davantage d’emprunts archaïques. Les régions du sud, colonisées plus tard, présentent des schémas différents d’intégration du vocabulaire chinois. L’urbanisation et la standardisation de la langue atténuent progressivement ces différences.
Planification lexicale et politique linguistique
La politique linguistique vietnamienne du XXe siècle visait à réduire l’influence chinoise au profit de l’identité nationale. Les autorités coloniales françaises ont activement soutenu la transition de l’écriture chinoise vers l’alphabet latin. Cette décision était motivée à la fois par des considérations administratives et par le désir d’affaiblir les liens culturels avec la Chine. Cependant, le vocabulaire sino-vietnamien s’est révélé plus résistant à la planification linguistique.
Les tentatives modernes de création de termes vietnamiens natifs pour remplacer les emprunts chinois ont connu un succès limité. L’intégration profonde du vocabulaire sino-vietnamien dans le système sémantique de la langue rend son remplacement difficile. De nombreux concepts techniques et abstraits n’ont pas d’équivalents adéquats en vietnamien natif. La création de nouveaux termes résulte souvent de la combinaison de morphèmes sino-vietnamiens.
La mondialisation et les évolutions technologiques posent de nouveaux défis à la planification terminologique. Les termes internationaux sont adaptés au vietnamien par divers mécanismes : emprunts phonétiques directs, calques et création de nouveaux composés à partir d’éléments sino-vietnamiens. La concurrence entre ces stratégies reflète des processus plus larges de contact linguistique dans un monde globalisé.
Perspectives de recherche
Les études linguistiques contemporaines sur les contacts linguistiques sino-vietnamiens se heurtent à des défis méthodologiques. La diminution du nombre de spécialistes maîtrisant la philologie chinoise limite la profondeur des recherches historiques. Les nouvelles générations de linguistes vietnamiens n’ont pas directement accès aux textes chinois classiques. Cela crée une lacune dans l’étude traditionnelle des relations sino-vietnamiennes.
Une approche interdisciplinaire combinant des méthodes linguistiques, archéologiques et historiques ouvre de nouvelles perspectives de recherche. Les données archéologiques contribuent à clarifier la chronologie et l’intensité des contacts culturels. L’analyse comparative avec d’autres langues de la sinosphère (japonais et coréen) fournit des outils supplémentaires pour reconstituer la phonologie du chinois moyen. Les méthodes informatiques d’analyse de grands corpus textuels permettent d’identifier de nouveaux modèles d’utilisation du vocabulaire emprunté.
Les études sociolinguistiques sur le fonctionnement contemporain du vocabulaire sino-vietnamien nécessitent d’être approfondies. L’étude de la conscience linguistique des locuteurs, des stratégies de formation des mots et de l’adaptation aux nouveaux termes technologiques présente un intérêt pratique pour la planification linguistique. Des études comparatives avec d’autres langues de la région peuvent révéler des tendances communes dans le traitement des emprunts chinois.
Signification typologique
Le contact linguistique sino-vietnamien représente un cas unique d’interaction prolongée et intense entre des langues de familles typologiques différentes. La langue vietnamienne austro-asiatique a subi une influence chinoise si importante qu’elle a acquis de nombreuses caractéristiques des langues sinitiques. Le processus de monosyllabation, le développement du système tonal et la morphologie analytique reflètent en partie un développement convergent sous l’influence chinoise.
La comparaison avec d’autres cas de contact linguistique dans la sinosphère révèle à la fois des schémas généraux et des caractéristiques spécifiques du cas vietnamien. Le japonais et le coréen ont également emprunté une part importante du vocabulaire chinois, tout en conservant une part plus importante des caractéristiques typologiques d’origine. Le vietnamien présente une convergence structurelle plus profonde avec le chinois. Cette différence s’explique par l’intensité du contact et l’absence de tradition écrite développée avant l’influence chinoise.
Le phénomène de création de nouveaux termes à partir de morphèmes chinois en vietnamien illustre la productivité des éléments empruntés. La capacité des morphèmes sino-vietnamiens à participer à la formation des mots modernes témoigne de leur intégration complète au système linguistique. Ce processus diffère du simple emprunt lexical et se rapproche de l’emprunt morphologique. Une telle productivité d’éléments empruntés est rare dans la pratique mondiale du contact linguistique.
L’étude des emprunts sino-vietnamiens a apporté des contributions significatives à la théorie du contact des langues et à la linguistique historique. Les correspondances sonores systématiques entre le chinois et le vietnamien constituent une source importante pour la reconstruction de la phonologie du chinois moyen. Les schémas tonaux des emprunts aident à clarifier la chronologie relative des changements phonologiques. Les adaptations sémantiques illustrent les processus universels de réinterprétation du vocabulaire emprunté.
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